Ni intersectionnalité, ni économisme : pour une véritable politique de classe

Article original de Donald Parkinson, publié le 07 Août 2019 sur Cosmonauttraduit de l’anglais par AT

Ni une politique de l’identité, fondée sur des théories intersectionnelles, ni des lectures du marxisme le réduisant à de l’économisme ne sont adéquates pour un projet socialiste moderne, c’est ce que défend Donald Parkinson.

Le socialisme est encore en majeur partie une sous-culture aux États-Unis, et tandis que l’on assiste à la croissance d’organisations telles que les Socialistes Démocratiques d’Amérique (DSA), des débats et des fissures variées apparaissent au sein d’elles, quant à l’approche correcte de politiques socialistes. L’un des débats les plus proéminents (non seulement au sein du DSA mais de toutes la gauche aux États-Unis) est entre des perspectives qui peuvent être classées en deux camps : les politiques identitaires, et l’économisme de « la classe avant tout ». Les politiques identitaires se concentrent sur des problématiques d’oppressions extra-économiques comme moyen de mobiliser les militants autour de groupes identitaires précis, ainsi que ceux qui se considèrent comme des alliés de tels groupes ; tout cela en se basant théoriquement sur la notion d’intersectionnalité. On parle souvent de « politique identitaire » pour tourner en dérision ces formes de militantisme, et il est souvent difficile de distinguer nettement politique de droits civils et politique identitaire. Il est parfois difficile de déterminer quelles critiques des politiques identitaires font simplement écho à des arguments de droite, et lesquelles portent effectivement des politiques socialistes et d’émancipation ; on verra souvent ce fait utilisé pour écarter toute attaque faite à la politique identitaire. Une réaction en vogue face à l’avancée des politiques identitaires se trouve être une sorte d’économisme social-démocrate, qui cherche principalement à construire une coalition politique la plus large possible, autour de questions économiques basiques tout en évitant toute question politique perçue comme pouvant semer la discorde. Mon but ici est de démontrer que ces deux approches sont des impasses.

Parmi les auteurs décrits comme des exemples de politique identitaire, on trouve Ta-Nehisi Coates, Bell Hooks et Kimberlé Crenshaw. Pour cet article, nous nous concentrerons sur Crenshaw, qui a délimité les contours de la théorie de l’intersectionnalité dans ses articles « Démarginaliser l’intersection de la Race et du Sexe : une critique Féministe Noire de la Doctrine de l’Antidiscrimination, de la Théorie Féministe et des Politiques Antiracistes » et « Délimiter les Marges : Intersectionnalité, Politique Identitaire, et Violences faites aux Femmes de Couleur ». Dans « Démarginaliser », Crenshaw examine l’expérience des femmes noires et la forme unique d’oppression qu’elles subissent, comme quelque chose qui ne peut pas être purement compris sur l’axe du genre, ou de la race. Elle donne l’exemple du procès DeGraffenreid contre General Motors où cinq femmes noires poursuivaient General Motors pour discrimination contre les femmes noires, citant le fait que l’entreprise n’avait pas embauché une seule femme noire de 1964 à 1970, et avait par la suite licencié un nombre disproportionné de femmes noires grâce au système d’ancienneté. Crenshaw souligne le fait que ces tentatives de poursuivre GM avaient été contrées en montrant qu’ils avaient embauché des femmes, bien que blanches, ainsi qu’en ressortant un procès antérieur contre les discriminations raciales à l’encontre des hommes noirs. Bien qu’il ait été démontré que GM ne discriminait pas ses employés simplement en fonction du genre ou de la race, Crenshaw démontrait que GM pratiquait des politiques discriminatoires à l’encontre de l’identité spécifique des femmes noires. Ainsi donc, se contenter d’utiliser les catégories de race ou de genre ne suffisait pas ; il fallait comprendre comment ces oppressions s’entre-croisaient de certaines façons spécifiques. Pour citer Crenshaw,

« Le refus de la cour de reconnaître, dans l’affaire DeGraffenreid, que les femmes Noires subissent des discriminations racistes et sexistes de manière combinées implique que les frontières de la doctrine de discrimination de genre et de race sont définies respectivement par les expériences des femmes blanches et celles des hommes Noirs. Dans cette vision, les femmes Noires ne sont protégées que dans la mesure où leur expérience coïncide avec celles de l’un des deux groupes. »i

Crenshaw tire la conclusion suivante : l’oppression des femmes noires ne peut être comprise comme étant basée soit sur le genre soit sur la race, mais comme étant à l’intersection de ces deux axes. Elle décrit cela sous le terme de double discrimination, similaire à la discrimination subie par les hommes noirs ou les femmes blanches, mais néanmoins unique et irréductible à l’un ou à l’autre. Utiliser indépendamment soit la catégorie de la race, soit celle du genre, ne peut que faire de l’ombre à la véritable discrimination qui est vécue. Pour approfondir sur le sujet, Crenshaw explore les expériences de la vie de Sojourner Truth et comment elles ont remises en cause non seulement les notions conventionnelles de féminité mais aussi les notions de femmes noires comme étant moins que des femmes. Dans ce contexte, l’expérience de Sojourner Truth, subissant des oppressions à la fois raciales et de genre, indiques l’incapacité de la plupart des formes de féminisme à parler des expériences des femmes noires, et ne parlent par défaut que des expériences de femmes blanches. D’après Crenshaw, quand le féminisme parle des problèmes vécus par les femmes, on suppose tacitement que le sujet de la discussion est une femme blanche. Les femmes noires, subissant un statut unique d’oppression, sont ainsi laissées hors du cadre.ii

A première vue, il n’y a pas grand-chose de véritablement discutable dans les affirmations de Crenshaw. Les femmes noires souffrent clairement d’une forme de double oppression. Crenshaw réussit à montrer non seulement comment ces formes entre-croisées d’oppressions existent, mais aussi qu’elles sont dissimulées par le système judiciaire. Pourtant, ce qui manque dans son argumentation, c’est l’élément d’analyse de classe, comme Mike Macnair l’a souligné. Le procès DeGraffenreid contre General Motors, par exemple, est tout autant l’expression du pouvoir de classe inscrit dans la loi bourgeoise, qu’il est l’expression de l’incapacité de la loi à traiter correctement les expériences d’oppressions cumulées. Ce que Crenshaw ne mentionne pas, c’est que ces procès était l’expression d’entreprises capitalistes se servant de la loi pour que leur force de travail reste une ressource malléable, embauchable et jetable à loisir.iii Ceci ne peut être simplement compris en termes de discrimination, mais en tant qu’élément de l’exploitation structurelle, du fait des relations de classes régissant la production capitaliste. Quand une analyse intersectionnelle traite effectivement de classe, elle tend à ne le faire qu’en termes de discriminations faites à l’encontre d’individus sur la base de leurs origines sociologiques, parlant alors de « classisme ».

L’intersectionnalité pêche également par sa fonction purement descriptive, plutôt qu’explicative. Elle démontre que des individus vivent des oppressions, de façons diverses et cumulées, mais elle n’explique pas comment ces oppressions sont reproduites dans la société. L’analyse marxiste du racisme et du patriarcat cherche à comprendre comment ces oppressions sont rattachées à la reproduction sociale, et donc qu’elles peuvent être abolies en changeant la société. Du fait que ses origines se trouvent dans la théorie juridique, l’intersectionnalité cherche à décrire l’expérience de diverses oppressions et à mettre un terme à la pratique de ces oppressions dans le cadre de la loi et de l’ordre bourgeois. Il en résulte que l’objectif principal de la pratique militante associée à l’intersectionnalité, appelée communément justice sociale, est de rendre les relations sociales existantes plus équitables (ou plus justes) pour les opprimés, au lieu de changer les fondations de la société. Parce qu’elle est privée d’une critique de la manière dont les oppressions sont reproduites dans la division du travail et des relations de classe de la société, elle cherche à opérer de changements dans la pratique juridique ou dans les habitudes sociales de la société. Bien que les pratiques juridiques et les habitudes sociales soient certainement matérielles et structurelles, et que nombre des changements proposés soient souhaitables, il est nécessaire que nous placions le combat pour de telles réformes au sein d’un cadre et d’une stratégie de changement révolutionnaire plus vastes, afin de remettre en cause non seulement certains aspects injustes de la société, mais aussi les bases sous-jacentes de notre société fondamentalement oppressive dans son ensemble.

La pratique politique associée à l’intersectionnalité tend à prendre la forme d’un militantisme et de coalitions concentrés sur une seule question, ainsi que les formes individuelles de conscientisation (telles que checker ses privilèges, etc.) L’accent mis sur les oppressions que des groupes spécifiques vivent peut mener à croire que seuls les membres du groupe opprimé spécifique en question peuvent mener des campagnes militantes. Cela crée une politique fragmentée où dans certains cas extrêmes, seul « l’intérieur du groupe » peut s’exprimer sur une certaine question, tandis que « l’extérieur du groupe » ne peut rien faire d’autre qu’écouter et soutenir leur lutte comme « alliés ». Cet aspect de la politique identitaire, ou politique « woke »[1], est l’aspect le plus important à critiquer, puisqu’en pratique il mène à un effondrement de la solidarité et exclue la possibilité d’un projet pour l’émancipation universelle de l’humanité.

Les théories d’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw ont eu une vaste influence sur ce qu’on appelle la politique identitaire

Il faut noter que Crenshaw précise que « l’intersectionnalité n’est pas proposée comme quelque toute nouvelle théorie totale de l’identité » et qu’elle ne « voudrait pas suggérer que la violence à l’encontre des femmes de couleur peut être expliquée uniquement par le cadre spécifique de race et de genre étudié ici. »iv Elle ajoute aussi que les questions de classe et de sexualité sont d’une grande importance, bien qu’elles ne soient pas mentionnées explicitement. Néanmoins, indépendamment de la manière dont Crenshaw voulait que sa théorie soit utilisée, elle devenue est sans aucun doute une référence constamment invoquée à gauche. Pour comprendre le débat au sein de la gauche sur la politique identitaire, on ne peut pas ignorer les travaux de Crenshaw. Il faut ajouter que Crenshaw ne fut pas la première théoricienne à traiter de l’oppression unique aux femmes noires. Des théoriciennes telles qu’Angela Davis et Claudia Jones se sont également penchées sur les manières dont la race, la classe et le genre interagissent, mais dans un cadre spécifiquement marxiste. Quand nous parlons d’intersectionnalité, nous parlons des théories précises développées par Crenshaw, et non pas d’une analyse qui implique les catégories raciales et de genre ainsi que la classe. On pourrait aller même jusqu’à dire que l’intersectionnalité est une récupération fondamentalement libérale de critiques marxistes qui ont existé au sein du mouvement socialiste depuis un certain temps.

A gauche, on trouve une quantité foisonnante de critiques des théories intersectionnelles et de la politique identitaire. « Exiting the Vampire Castle » par Mark Fisher en est un exemple célèbre. C’est une description et une critique des comportements cruels et anti-solidaires associés au « woke-isme », où les individus contrôlent le langage des autres de manière souvent arbitraire, l’atmosphère étant marquée par une « odeur de mauvaise conscience et de moralisme de chasse au sorcières ».v« Exiting the Vampire Castle » fut reçu à grand renfort de vitriol, car il était perçu comme faisant écho à des arguments conservateurs et attaquant la gauche d’une façon qui se concentrait sur ses excès et les exagérait. D’autres trouvèrent que l’analyse de Fisher trouvait une résonance avec leur expérience négative de la gauche. Quoi qu’on pense des arguments de Fisher, ils étaient symptomatiques d’un sens plus vaste d’insatisfaction à gauche vis-à-vis de la politique identitaire qui mènerait à son propre contre-mouvement.

Adolph Reed Junior est l’un des théoriciens principaux de ce contre-mouvement. Bien que Reed écrive depuis les années 70, sa critique de la politique culturelle (et tout particulièrement de la politique Noire) a gagné en pertinence à partir du moment où beaucoup de gens à gauche se sont essayés à construire une négation de la gauche « woke ». D’autres tels qu’Adam Proctor, de l’émission en podcast Dead Pundits Society et Angela Nagle, autrice du livre Kill All Normies, ont marché dans ses pas. Certains de leurs opposants prétendent que ces auteurs forment une tendance connue sous le nom de « la classe avant tout » et sont associés à la « dirtbag left »1. Reed est le plus intelligent et le plus intéressant de ces personnalités, c’est donc principalement sur son œuvre que nous nous pencherons. Il est surtout connu pour son interprétation de la politique identitaire en tant que forme de la politique de classe néolibérale représentant une faction de la petite-bourgeoisie. Il résume son analyse ainsi :

« La politique [identitaire] n’est pas une alternative à la politique de classe ; c’est une politique de classe, celle de la gauche du libéralisme. C’est l’expression et le pouvoir actif d’un ordre politique et d’une économie morale dans laquelle les forces du marché capitaliste sont considérées comme étant naturellement incontestables.

Le déplacement de la critique du résultat individuel produit par un pouvoir de classe capitaliste en des catégories d’identité proclamées et naturalisées de manière égale, qui nous classent dans des groupes supposément définis par ce que nous sommes en essence, plutôt que ce que nous faisons : voilà un élément fondamental de cette économie morale. Comme j’ai pu le soutenir, en suivant ainsi Walter Michaels et d’autres, au sein de cette économie morale, une société dans laquelle 1 % de la population contrôle 90 % des ressources pourrait être juste, à condition qu’environ 12 % de ces 1 % soient noirs, 12 % autres soient Latinos, que 50 % soient des femmes, et que le reste soit proportionnellement composé de personnes LGBT.

Il serait difficile d’imaginer un idéal normatif qui exprime plus clairement la position sociale de personnes qui se reconsidéreraient candidats à l’inclusion, si ce n’est dans la classe dirigeante, sinon au moins à des positions de direction importantes. »vi

Reed développe cette thèses dans son analyse politique depuis les années 70, et son œuvre est plus que méritante. Sa critique d’une politique s’éloignant de l’économie et de buts matériels objectifs, pour viser un but exclusif de changement culturel, est certainement valide quand on observe la déconnexion complète entre la gauche et le mouvement ouvrier, et son incapacité à obtenir de véritables victoires qui dépassent le symbolique. Beaucoup des travaux de Reed se penchent sur les problèmes de la politique des Noirs américains, qui selon lui court en permanence dans des impasses, de par son insistance sur l’organisation de coalitions basées sur l’identité, autour de questions d’anti-racisme. D’après lui, l’antiracisme est devenu une forme de politique visant à alimenter la légitimité d’une certaine élite au sein de la communauté noire, qui s’est formée dans le sillage du Mouvement des Droits Civiques, s’accrochant à ce mouvement et à ses tactiques malgré leur inadéquation dans les circonstances actuelles.vii

L’une des cibles précises de Reed, c’est la demande de réparations. Je ne cherche pas à refaire ici le débat sur les réparations et leur rôle dans un programme politique ; la logique générale de l’argumentation de Reed est ce qui est important. Bien qu’il montre des problèmes tels que la difficulté de déterminer précisément qui obtiendrait des réparations, le véritable argument de Reed est que ce n’est tout simplement pas faisable politiquement. Pour lutter pour des réparations, il faudrait obtenir le soutien d’une majorité d’électeurs, et dans la mesure où les Noirs américains ne constituent pas une telle majorité aux États-Unis, il n’y a pas de manière viable de faire cela. Il défend une alternative – quelque chose comme le New Deal, un mouvement large qui lutterait pour « un accès à une couverture santé de qualité, un droit à un gagne-pain décent et digne, à un logement abordable, à une éducation de qualité pour tous…[ un tel mouvement] ne pourrait être effectif qu’en luttant pour unir une large portion de la population américaine, qui est privée de ces aides sociales indispensables, ou bien vit dans la crainte de les perdre. »viii

Au cœur de son argument, on trouve l’allégation suivante : la politique doit s’éloigner autant que possible de questions conflictuelles, et au lieu de cela, doit se concentrer sur des questions économiques basiques afin d’obtenir le soutien de la majorité. Si l’on suit cette logique, alors lutter pour le socialisme n’a plus de sens, puisque cette question risque de trop diviser. Cela implique plutôt que nous devions nous concentrer sur des campagnes réformistes pour étendre l’état-providence. Reed a rendu claire cette position. A la Convention Internationale de Platypus en avril 2015, Reed a admit qu’il désirait le socialisme, mais a soutenu qu’un « nouveau Front Populaire » qui « avance pas-à-pas » pour « démarchandiser les services publics » tout en évitant la question du socialisme, voilà ce qui était nécessaire à l’heure actuelle, et que seulement après que tout cela ait fait monté la conscientisation, on pourrait aborder la question du socialisme.ix

Ce que défend Reed, c’est fondamentalement une répétition de la social-démocratie de droite de l’après-guerre : un appel aux intérêts matériels des travailleurs les plus basiques, qui évite les questions politiques conflictuelles. Bien évidemment, les socialistes doivent lutter pour ces intérêts matériels basiques, mais ne répondre qu’à ces questions seulement, c’est tomber dans le problème que Lénine avait défini sous le terme d’économisme dans son ouvrage Que faire ?. L’utilisation du terme par Lénine (et la manière dont on l’utilise ici) s’inscrivait dans le contexte d’une polémique avec les marxistes russes, qui étaient convaincus que l’organisation socialiste devrait se concentrer uniquement sur les luttes syndicales, laissant les questions politiques dépendant d’oppressions extra-économiques aux réformateurs libéraux. Les économistes pensaient que la lutte économique serait suffisante pour que les travailleurs développent une conscience socialiste, même sans une lutte politique menée activement par les socialistes. A l’opposé de cette approche, Lénine insistait sur le fait que « le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de syndicat, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir .»x La plupart des réactions à la montée de politiques identitaires populaires sont fondamentalement une forme d’économisme, prétendant que l’on doit se concentrer sur les questions économiques et baser notre politique uniquement sur ces questions-là.

L’économisme est effectivement incapable de mener à quoi que ce soit au-delà du système capitaliste par lui-même. Les luttes pour étendre les services d’aides sociales, pour de meilleurs salaires et conditions de travail sont une base indispensables à la lutte des classes. Cela dit, de telles luttes apparaissent spontanément du fait de dynamiques du capital lui-même, dans la mesure où le capitalisme est un système dynamique qui peut s’adapter aux nouvelles demandes qui lui sont faites. Si nous cherchons à lutter pour un nouvel ordre politique, il est nécessaire d’aller au-delà de ces luttes spontanées, et au contraire de souligner la nécessité d’un nouvel ordre politique, pour faire de la lutte économique une lutte politique. En se concentrant uniquement sur des revendications économiques basiques afin d’éviter tout type de question politique qui pourrait créer des divisions, on peut facilement tomber dans une logique de social-chauvinisme, où le mouvement évite de prendre quelque position polémique aux yeux de l’ordre capitaliste, au nom de la conservation d’un électorat aussi vaste que possible. Face à des questions politiques telles que l’impérialisme, le racisme et l’oppression de genre, cette stratégie mène à ce que le mouvement consente à prendre le chemin d’une résistance amoindrie, par crainte d’entrer en contradiction avec les masses.

Une telle logique a mené à des résultats tristement bien connus, tels le soutien du SPD allemand à la Première Guerre Mondiale, l’AFL aux États-Unis soutenant la Loi d’Exclusions des Chinois, ou bien des travailleurs en grève exigeant que les femmes n’aient pas accès à l’emploi afin de réduire le chômage durant la Grande Dépression. C’est une logique née d’un accent mis sur l’obtention et la conservation d’un électorat et d’un bénéfice économique maximum au sein de la logique globale du capitalisme. On pourrait dire que la Nouvelle Gauche, et plus tard la politique identitaire intersectionnelle, sont apparues en réaction à ce social-chauvinisme de gauche, identifiant alors l’accent mis sur la classe comme la cause de ces trahisons. Mais face à l’éclatement de la fauche en une myriade de groupes identitaires qui ne peuvent s’unir que par des coalitions, la logique menant à se concentrer sur les questions économiques a un intérêt certain. C’est par les luttes économiques que les différents groupes identitaires pourront s’unir en un projet commun, au-delà des différences culturelles. Là où les économistes se trompent, c’est qu’ils ne voient pas la classe comme un moyen d’unifier l’humanité dans un projet commun pour toute l’humanité, mais plutôt comme une catégorie qui, tout comme les groupes identitaires, doit négocier afin d’obtenir la meilleure position possible dans le cadre existant de la société.

Il est crucial de nous souvenir pourquoi Marx et Engels voyaient la classe ouvrière comme étant une classe révolutionnaire. Ce n’était pas uniquement du fait de leur capacité à retirer collectivement leur force de travail lors de grèves pour imposer leurs revendications auprès de leurs employeurs. C’était plutôt que le prolétariat, défini comme étant composé de ceux qui dépendent d’un salaire payé par les capitalistes, ne pouvait obtenir l’émancipation qu’en s’unifiant en une classe toute entière par-delà de nombreuses divisions de secteurs et en remplaçant collectivement l’appropriation privée des moyens de productions par leur gestion démocratique de la société. De part son existence collective en tant que classe, le prolétariat contient en lui-même la clef de l’émancipation de l’humanité.

Comme Mike Macnair le présente éloquemment,

« Ce n’est pas la force des travailleurs salariés au point de production qui poussa Marx et d’Engels à être convaincus que la clef du communisme est la lutte pour l’émancipation du prolétariat et vice versa. Au contraire, c’est la séparation entre le prolétariat et les moyens de production, l’impossibilité de revenir à l’échelle de production familiale, et conséquemment le besoin pour le prolétariat d’une organisation collective et volontaire, qui les mena à supposer que le prolétariat est une potentielle « classe universelle », que ses luttes sont capables de mener au socialisme et à une société véritablement humaine. »xi

Pour Marx, la classe ouvrière n’était pas juste un groupe opprimé qui était désavantagé ou discriminée par des lois injustes, mais une portion de la société dont l’émancipation incluait « celle de tous les êtres humains, sans distinction de sexe ou de race. »xii L’accent mis par Marx sur la classe n’était pas fait pour contourner les questions d’oppression nationale ou de genre, mais pour servir d’axe unificateur au-delà des différents groupes au sein d’un projet social plus grand – l’émancipation universelle. Contrairement à l’intersectionnalité de Crenshaw, la classe est une catégorie qui a un rôle fondamental dans la politique socialiste, au-delà de celui des autres groupes identitaires, et contrairement à l’idéologie économiste, la libération du prolétariat ne se résume pas à la libération de la classe ouvrière, mais la destruction de « toutes les conditions de vie inhumaines dans la société contemporaine ».xiii

Il ne s’agit pas d’ignorer ou de mettre de côté les revendications politiques basées sur l’identité. Faire cela par crainte de la division crée le danger, mentionné plus haut, de glisser dans le social-chauvinisme. Nous ne pouvons pas plus tolérer une politique ignorant la classe, que nous pouvons tolérer une politique qui « ignore les couleurs ». Les oppressions de race et de genre dépassent la classe, c’est à dire que le racisme n’est pas vécu uniquement par les prolétaires noirs. Les groupes identitaires ont donc l’expérience d’oppressions allant au-delà de la classe et peuvent donc unifier autour de cette expérience de l’oppression. Mais au sein de ces groupes identitaires, des divisions de classe existent qui influencent l’expérience individuelle de l’oppression et les stratégies pour lutter contre elle. C’est là qu’intervient l’un des plus importants aspects de la critique de Reed. Les élites au sein d’un groupe identitaire tendent vers des politiques « d’intermédiation », essayant de manœuvrer au sein du système pour garantir une solution aux problèmes politiques tout en conservant leur position de classe. Il en résulte que la politique identitaire peut donner lieu à des mouvements qui servent principalement la bourgeoisie, tout en laissant le prolétariat de côté. Le meilleur exemple est donné par des mouvements qui tendent à se concentrer uniquement sur l’ascenseur social en faveur de groupes opprimés.

Un économisme qui « ne voit pas les couleurs » mènera la classe ouvrière à l’échec

Pour les marxistes, la réponse à cette question ne doit pas être d’ignorer les luttes des groupes opprimés en faveur d’une conception puriste de la lutte économique, mais de révéler les antagonismes de classe au sein des groupes identitaires et de lutter pour que ce soit le prolétariat qui mène ces luttes. Pour paraphraser Lénine et sa citation plus haut, nous ne devons pas nous contenter d’être les « secrétaires du syndicat » mais des « tribuns du peuple » qui « savent réagir à toute manifestation d’oppression ». En fait, quand les luttes de classe interagissent avec des luttes démocratiques et extra-économiques, elles peuvent donner une direction révolutionnaire qui va au-delà de négociations au sein du système existant. Comme le démontre Louis Althusser dans Contradiction et Surdétermination, la Révolution Russe n’était pas le produit de simples contradictions entre le travail et le capital, mais la résultante d’une accumulation de contradictions liées aux luttes de nationalités opprimées, aux revendications des paysans pour une réforme agraire, et à la guerre impérialiste, permettant à la lutte des classes de se manifester d’une manière qui menait au-delà de ses limites.xiv

Aux États-Unis, où l’héritage du racisme est à peu près intact, nous laissons les élites bourgeoises et managériales diriger les luttes des groupes opprimés, à nos risques et périls. Dans son analyse de la faiblesse du mouvement ouvrier américain et de la hausse de la politique réactionnaire aux États-Unis, Mike Davis affirme que « l’échec du mouvement ouvrier d’après-guerre à former un bloc organique avec la libération Noire, à organiser le Sud ou à vaincre la réaction du Sud dans le Parti Démocrate, ont marqué, plus que tout autre facteur, le déclin final du syndicalisme américain et la reconstruction par la droite de l’économie politique dans les années 70. »xv Ne pas parvenir à faire fusionner les luttes démocratiques des minorités opprimées avec la lutte des classe ne mènera qu’à une politique inoffensive. Il n’y a rien de surprenant à ce que le Parti Communiste des États-Unis ait connu le plus de succès quand il luttait avec combativité pour les droits des Noirs américains.

Nous devons aussi comprendre que la politique identitaire n’est pas une conspiration des classes dominantes pour émousser la conscience de classe, mais une idéologie qui est née des expériences réelles de l’oppression dans un monde sans cœur. Nous vivons dans une culture atomisée et individualiste. Ainsi donc, les gens vont souvent et par défaut aborder ces questions d’une manière individualiste. Dans un monde déjà cruel et brutal, nous risquons de nous marginaliser vis-à-vis des opprimés en critiquant cette politique de manière cruelle et dénigrante. Il y a, bien sûr, des opportunistes de mauvaise foi et des carriéristes qui souhaitent manipuler les questions d’identité, mais en vérité, de nombreuses personnes se sont politisées par des communautés en-ligne qui parlaient directement de leurs problèmes. Un rejet viscéral de toute politique fondée sur l’identité sans comprendre les conditions tout à fait réelles qui mènent à de telles politiques ne fera que marginaliser des gens que nous cherchons à toucher. Il n’y a pas de mystère si les gens s’organisent en groupes identitaires en réponse à des problèmes qu’ils vivent – par exemple, il est parfaitement rationnel pour des Noirs de s’organiser en tant que Noirs contre la violence policière racialisée. Nous desservons notre cause en leur disant de mettre de côté leurs luttes, mais nous desservons également notre cause en refusant de critiquer les élites bourgeoises qui cherchent à tirer profit de ces luttes. Ce qui est indispensable, c’est une politique de classe universaliste qui traite de tous les aspects de la vie sociale, capable de développer et de mettre en pratique une critique de notre société dans son ensemble, et qui puisse unir le prolétariat dans toute sa diversité – pour emprunter l’expression d’Asad Haider, une universalité insurgée.xvi La politique identitaire, tout comme l’économisme, cherchent à négocier une meilleur position au sein du monde existant, mais les communistes ne cherchent pas à négocier, nous voulons renverser l’ordre existant et le remplacer par quelque chose de largement meilleur.

[1] On parlerait de « politique de la déconstruction » dans notre contexte (NdT)

[2] « Gauche de salauds », terme employé par le podcast Chapo Trap House pour s’auto-décrire. Dans leurs propres termes, une « faction de gauche qui laisse de côté la politique identitaire pour porter un message socialiste plus vulgarisé, préférant l’action au politiquement correct » (NdT)

 

  1. iDemarginalizing the intersection of race and sex: a black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics, pages .138-139

  1. iiIbid, 153-154.

  1. iiiLe sujet est traité par Mike Macnair ici: https://weeklyworker.co.uk/worker/1206/intersectionality-is-a-dead-end/

  1. ivMapping the margins: intersectionality, identity politics, and violence against women of color, pg 2

  1. vMark Fischer, Exiting the Vampire Castle, disponible ici: https://www.opendemocracy.net/en/opendemocracyuk/exiting-vampire-castle/

  1. viAdolph Reed Jr., Fron Jenner to Dolezal: One Trans Good, the Other Not So Much, disponible ici: https://www.commondreams.org/views/2015/06/15/jenner-dolezal-one-trans-good-other-not-so-much

  1. viiAdolph Reed Jr., Antiracism: A Neoliberal Alternative to a Left, disponible ici : https://link.springer.com/article/10.1007/s10624-017-9476-3

  1. viiiAdolph Reed Jr., The Case Against Reparations, disponible ici : https://nonsite.org/editorial/the-case-against-reparations

  1. ixDisponible ici: https://platypus1917.org/2015/04/22/what-is-political-party-for-the-left/

  1. xLénine, Que faire ?, disponible ici : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200.htm

  1. xiMike Macnair, Revolutionary Strategy, pg. 25

  1. xiiKarl Marx et Jules Guesde, Programme di Parti Ouvrier, disponible ici (en anglais seulement sur les archives marxistes internationales, NdT): https://www.marxists.org/archive/marx/works/1880/05/parti-ouvrier.htm

  1. xiiiMarx, La Sainte Famille, chapitre 4, disponible ici: https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900.htm

  1. xivAlthusser, Contradiction et Surdétermination, disponible (en anglais seulement, NdT): https://www.marxists.org/reference/archive/althusser/1962/overdetermination.htm

  1. xvMike Davis, Prisoners of the American Dream, pg 322.

  1. xviAsad Haider, Mistaken Identity, pg. 114