Famille, foi et patrie : Contre la « Gauche Tradi »

Donald Parkinson conteste les appels à « une gauche socialement conservatrice » qui ont gagné en popularité depuis la défaite de Jeremy Corbyn lors des élections au Royaume-Uni.
(Publié initialement en anglais sur https://cosmonaut.blog/ )

Traduction par A.T.

Socialement conservateurs, économiquement de gauche

Les récentes élections au Royaume-Uni ont mis à l’épreuve la foi de beaucoup de gens. Pour des marxistes voyant la politique de classe comme la voie vers un monde d’émancipation, c’est un bien mauvais augure que de voir d’innombrables prolétaires voter pour un gang de pédophiles. Qu’importe ce que l’on peut penser de la social-démocratie ou des élections bourgeoises, ce fut une défaite pour la gauche. Le nationalisme a triomphé de politiques ouvrières classiques qui tentaient de revenir sur la scène nationale.

La défaite de Jeremy Corbyn face au Brexit a été perçue comme la validation d’une idéologie qui peut être résumée ainsi : « socialement conservatrice, économiquement de gauche ». L’argumentaire est le suivant : face au choix entre la redistribution économique et le nationalisme, la classe ouvrière a choisi le nationalisme. Par conséquent, si elle veut gagner, la gauche doit embrasser le nationalisme ainsi que les autres « habitudes » paroissiales[1] que l’on peut trouver au sein de la classe ouvrière. Le groupe d’influence « Blue Labour » en est un exemple récent, qui a au moins le mérite de défendre honnêtement et ouvertement cette ligne.

Le Blue Labour défend qu’une nouvelle majorité, une majorité silencieuse pour ainsi dire, serait en faveur d’un alignement entre conservatisme social et gauche économique. Il appelle à une politique qui serait « internationaliste et européenne » mais « ni mondialiste, ni universaliste, ni cosmopolite ». Il appelle à embrasser le paroissial contre l’universaliste, au nom de la résistance à la marchandisation du travail, ce qui n’est pas sans rappeler le « socialisme réactionnaire » dénigré par Karl Marx et Friedrich Engels. Cependant, plutôt que revendiquer le retour au féodalisme, le Blue Labour souhaite le retour à une économie fordiste où la famille et la nation sont stabilisées par un ordre social protectionniste.

Un article de Steve Hall et Simon Winlow a fourni à cet argumentaire sa justification théorique. Hall et Winlow dépeignent une fresque historique de la gauche britannique, qu’ils représentent comme une sorte de bataille menée par des réformateurs de classe moyenne s’efforçant d’imposer une moralité cosmopolite à une classe ouvrière socialement conservatrice. D’après Hall et Winlow, ces réformateurs se retrouvaient initialement dans des organisations telles que la Ligue de la Réforme et la Société Fabienne, entrant dans le Parti Travailliste pour imposer leurs idéaux de classe moyenne au mouvement ouvrier. Certes, mais Hall et Winlow accusent Engels de vouloir détruire la vie ouvrière pour ouvrir la voie au socialisme, et prétendent que l’Union Soviétique était une source d’inspiration pour les Fabians puisqu’il s’agissait « d’un système imposé, encore une fois, à la classe ouvrière par une avant-garde de classe moyenne ».

L’article s’aventure alors sur le terrain des théories du complot d’extrême-droite telles que le « marxisme culturel », prétendant que l’école de Francfort et les académiciens poststructuralistes n’étaient rien d’autre que la continuité de ces réformateurs de classe moyenne. On trouve là un récit bien expliqué par Christopher Lasch dans son écrit fondateur, La Révolte des Élites, dans lequel des technocrates de classe moyenne tentent d’imposer une mécanique sociale à un « peuple » sain, un peuple doté d’une saine révulsion instinctive pour tout modèle social imposé par le haut. C’est une vision du monde où tous ceux qui luttent pour des idées sociales progressistes au sein de la classe ouvrière sont, de manière inhérente, des « étrangers de classe moyenne » qui tentent d’imposer leurs manières à la population vertueuse.

C’est aussi une vision du monde qui, peu à peu, faisait surface depuis que des théoriciens marxistes tels que Michel Clouscard et Christopher Lasch se mirent à critiquer ce qu’ils percevaient être une superstructure narcissique et libertine qui renforçait et servait le capitalisme moderne, particulièrement après 1968. Aujourd’hui, des figures comme Angela Nagle et Aimee Terese réitèrent ces critiques à un public sur internet. L’ouverture des frontières et les politiques LGBT+ sont des cibles fréquentes, et on appelle la gauche à faire la paix avec le social-conservatisme qui (supposément) est dominant au sein de la classe ouvrière. Au même moment, Tucker Carlson attire l’attention sur une majorité électorale potentielle qui est « culturellement conservatrice et économiquement populiste », qui peut contester une « religion d’Etat de la politique woke[2] » et « l’élite de gauche ». Dans le journal American Affairs, précédemment pro-Trump, une approche plus intellectuelle est faite de ce genre de politique. Il semble qu’une tendance politique générale soit en train d’émerger à gauche comme à droite, se basant sur le principe qu’organiser la classe ouvrière et contester le capitalisme libéral signifient se tourner vers le conservatisme social, voire même embrasser les valeurs traditionnelles. Pour citer un tweet du podcaster de gauche Sean P. McCarthy :

« Pour moi, on dirait que la religion, la famille et l’Etat-nation sont toutes des choses qui donnent aux gens un sentiment de communauté et de devoir contre l’aliénation et la solitude du capitalisme tardif et la gauche devrait probablement se taire au lieu de parler de les abolir, et laisser les gens en profiter. »

Ici, on voit les trois catégories avec lesquelles la gauche est sensée faire la paix. La religion, la famille et l’Etat-nation ont été identifiées par la gauche comme étant des fétichismes idéologiques et des formes d’oppression et d’aliénation pendant longtemps. Ce n’est pas la déviation d’un « virage culturel postmoderne », comme certains aiment à prétendre pour tenter d’en appeler à une forme antérieure de la gauche où la classe était en première ligne. Parmi les bolcheviques, on trouvait des personnes comme Alexandra Kollontai, qui cherchait à dépasser la famille bourgeoise, tandis que ses camarades appelaient à un internationalisme radical qui ne cherchait aucun compromis avec le national-chauvinisme. Ces positions sont dans la continuité des convictions radicales inscrites dans le marxisme qui critique toutes les superstitions oppressives qui limitent le potentiel humain. Et pourtant, avec la gauche qui va plus que jamais de défaite en défaite, nombreux sont ceux qui pensent qu’il est temps d’abandonner ces convictions. Ils pensent qu’il est temps de faire la paix, voire même de se mettre à appeler à des traditions réactionnaires, au nom de la construction d’un mouvement qui pourrait effectivement défier le capitalisme néolibéral, à la fois économiquement et culturellement.

Nous appelons cette tendance « gauche traditionaliste », ou « gauche-tradi » pour faire court. Il s’agit d’une forme de populisme qui considère que la classe ouvrière a, intrinsèquement, moralement raison, qu’importe son niveau d’organisation ou de conscience politique. Voir le retard social comme un phénomène au sein de la classe ouvrière qu’il faut contester, c’est déjà capituler face à un moralisme petit-bourgeois qui s’intéresse plus à un universalisme abstrait qu’aux besoins directes des travailleurs. La classe ouvrière a peur des migrants, est aliénée face aux personnes trans, et est agacée par les féministes qui cherchent à les faire culpabiliser parce qu’ils désirent une vie de famille stable – c’est ce que défend un tel argumentaire. S’opposer à ces attitudes, c’est jouer le rôle de réformateurs de classe moyenne qui cherchent à imposer leurs valeurs progressistes aux travailleurs contre leur gré. Il en résulte que la gauche tradi appelle implicitement à un programme de frontières solides et de familles fortes ainsi qu’à un état providence paternaliste, tout en flirtant parfois avec la religion. Après tout, Staline lui-même n’était-il pas opposé à l’homosexualité, faisant des concessions à l’Église orthodoxe ?

Dans un article précédent, je critiquais des logiques similaires, bien que moins ouvertement en faveur du chauvinisme, en démontrant qu’une politique d’économisme se concentrant exclusivement sur des questions basiques était anti-marxiste plutôt qu’authentiquement marxiste. Cela étant, en appeler simplement au « marxisme véritable » pour démontrer que la gauche tradi se trompe ne nous aidera pas beaucoup dans la mesure où, à la base, la plupart des gens ne se considèrent pas comme marxistes. Faire la morale, ou traiter les gens de rouge-bruns de nous aidera pas non plus. Au lieu de cela, nous avons besoins d’arguments politiques solides pour démontrer qu’un économisme de « gauche » qui en appelle à la nation, la famille et l’église n’est pas la réponse aux problèmes que nous affrontons aujourd’hui, et ce particulièrement quand nous entamons le dialogue avec des communautés ouvrières qui tiennent elles-mêmes des sentiments conservateurs.

Nation

Commençons par la question de la nation. Le Blue Labour défend qu’une politique qui « s’oppose aux frontières et à l’idée de nation … ne peut pas développer d’histoire alternative de concept de nation démocratique, ni d’appartenance, ni de relations internationales. » Le postulat sous-jacent est que ce n’est que par le nationalisme et l’Etat-nation qu’un régime démocratique peut être construit, et puisqu’un régime démocratique est nécessaire à une politique de gauche, la gauche doit exalter la nation. Cela implique d’accepter les contrôles aux frontières pour limiter les migrations et se « préoccuper d’abord de nos travailleurs ». C’est une logique politique qui vise à affirmer l’Etat-nation dans un rôle de bouclier protecteur contre le pouvoir du marché mondial, avec le capitalisme néolibéral une contradiction entre souveraineté nationale et mondialisation. De véritables marxistes comme Wolfgang Streck ont fait ce genre d’allégations, défendant une distinction entre le « peuple de l’Etat » et le « peuple du marché » pour affirmer que sans une communauté nationale forte il n’y a pas de possibilité de s’opposer au capitalisme.

En suivant cette logique, diverses figures à gauche comme Angela Nagle et Paul Cockshott ont soutenu que la gauche devrait se féliciter plutôt que s’opposer aux contrôles d’immigration. Au final, cet argument suit un postulat tacite que les nationalistes d’extrême-droite ont répété depuis l’aube de l’Etat-nation : les programmes sociaux se basent sur une communauté ethniquement homogène. Par conséquent, si la gauche veut reconstruire un Etat-providence ravagé par le néolibéralisme, elle n’a d’autre choix que se faire l’avocate d’un Etat-nation fort pour préserver l’homogénéité de la nation face à l’immigration. Et plus elle tarde à le faire, plus elle perdra, comme Jeremy Corbyn.

Le Blue Labour affirme que rejeter le national signifie uniquement embrasser un « universalisme abstrait », contrairement à une communauté nationale concrète, existante. Depuis cet universalisme abstrait, impossible de former véritablement un régime ouvrier.  Et pourtant, ce que l’argumentaire semble oublier, c’est que les Etat-nations eux-mêmes furent, à un certain moment, rien d’autre qu’un universalisme abstrait. La révolution française a développé la nation moderne par une notion de citoyenneté universelle qui cherchait à garantir les droits de l’homme, et pour former l’état-nation une collection disparate de communautés agraires a dut être mobilisée au nom de ces droits. Par un processus de mobilisation et d’organisation politique, la nation abstraite est devenue une réalité politique concrète, centralisant diverses communautés au sein d’un gouvernement représentatif avec des droits, des devoirs et une langue commune.

S’il a été possible de faire cela pour l’Etat-nation originel, alors il est possible de prendre un internationalisme abstrait et d’en faire un régime concret. La Deuxième Internationale avait initié un tel projet, construisant une culture ouvrière qui s’orientait autour de la « culture de la manifestation », qui cherchait à construire un sentiment de communauté internationale au sein d’une fédération de parties nationaux.[1] En organisant la classe ouvrière autour de principes de solidarité avec les travailleurs de toutes les nations et en formant des institutions transnationales, il est possible de construire une communauté démocratique qui n’est pas enracinée dans une nation particulière. Cela ne sera pas facile ; la Deuxième internationale a finalement succombé face au nationalisme. Pourtant, dire que seule la nation fournit les bases nécessaires à la construction d’une communauté démocratique, c’est s’abandonner à la voie de la moindre résistance et ignorer les possibilités contenues dans l’histoire.

Si nous cherchons à construire cette communauté internationale de prolétaires, nous devons nous opposer aux contrôles d’immigration. Comme Donna Gabaccia le démontre dans son ouvrage Militants et Migrants, le processus de migration a toujours été décisif dans la formation de communautés ouvrières transnationales.[2] Dire que les contrôles d’immigration sont nécessaires parce que la nation est la seule manière pour les travailleurs de former une communauté politique, c’est s’imposer des conditions qui rendent les communautés ouvrières transnationales plus difficiles à former.

Un autre problème dans le fait d’embrasser l’Etat nation, est que nous entrons dans une crise mondiale de changement climatique qui ne peut tout simplement pas être réglée au niveau national. Développer le genre de réponse nécessaire face à la catastrophe potentielle à l’horizon va requérir une coopération au-delà de l’échelle nationale et œuvrer à une économie planifiée mondiale. L’alternative est que les nations soient en compétition pour avoir la chute la moins désastreuse, protégeant leurs populations respectives du pire tout en enfermant dehors ceux qui souffrent, les laissant comme sur un canot de sauvetage en train de couler. Il est impératif que l’humanité dépasse l’Etat-nation si elle veut survivre.

 

 Famille

« L’abolition de la famille » a pendant longtemps été une position controversée au sein des communistes, poussant Marx et Engels à l’aborder dans le Manifeste du Parti Communiste en se défendant d’attaques de droite. La réponse de Marx et d’Engels fut de montrer que la famille était déjà en train de disparaître face au capitalisme pour la majorité du prolétariat, une observation qui est faite aujourd’hui par la gauche tradi pour défendre qu’adopter les valeurs familiales est la conclusion logique d’une politique anti-capitaliste.
Je concéderais bien à la gauche tradi qu’« abolir la famille » ne soit pas vraiment un slogan porteur. Ce n’est pas tant parce que cela effraierait les travailleurs mais plutôt parce que ça n’exprime pas efficacement nos objectifs. Nous devrions être plus précis dans notre langage, et porter nos vues plus précisément sur le patriarcat. C’est la dépendance des femmes vis-à-vis de leur mari et des enfants vis-à-vis de leurs parents que nous cherchons à éliminer, pas la cohabitation de filiation et le soutien émotionnel qui va avec. Bien sûr, on trouve des gens à gauche comme Sophie Lewis qui voient un futur au-delà de la famille basée sur une maternité de substitution universelle, une vision qui semble plus conçue pour troller la gauche tradi qu’en tant que véritable programme politique. De telles visions sont véritablement aliénantes, et pourtant leur existence n’exige pas de réponse contradictoire de même envergure qui défende la famille traditionnelle.
D’après Christopher Lasch, la famille est un « havre de paix dans un monde sans cœur ». Si la vie sociale est réduite à une pure compétition économique entre des individus atomisés, alors la famille, pour ceux qui ont la chance d’en avoir encore une, est l’une des rares formes de communauté dont ils disposent. Il ne fait aucun doute que la destruction de la famille par le capitalisme, tout en ne laissant rien pour la remplacer, est une perspective plutôt sombre et psychiquement horrifiante. Cela étant, c’est une erreur d’idéaliser la famille en y voyant une échappatoire à l’aliénation du marché, quand pour de nombreuses personnes, la famille en elle-même est une forme d’aliénation directe et personnelle. Tout le monde ne vit pas dans un monde où leur famille est leur amie ; dans de nombreux cas, la famille peut être son pire ennemi. Nous pouvons faire mieux que valoriser une forme d’aliénation en réponse à une autre.
Plutôt que se rabattre sur la famille face à sa destruction sous le capitalisme, nous devrions chercher à créer un monde où le havre de paix de la famille n’est pas nécessaire. Plutôt qu’une société pleine de famille brisées, nous avons besoin d’une société où quelqu’un ne disposant pas d’une famille puisse prospérer aussi bien que quelqu’un dont la famille est intacte. Voilà ce que « abolir la famille » signifie vraiment : en finir avec les relations économiques de dépendance des femmes et des enfants vis-à-vis du patriarcat, pour que la filiation soit basée sur des relations volontaires d’amour et de communauté véritables. Cela impliquerait non pas de supprimer la capacité des parents à élever leurs enfants, mais plutôt de donner aux enfants l’option de quitter leur famille si elle est violente, tout en conservant des réseaux de soutien autres que la famille d’accueil et la misère qu’elle crée. Cela signifierait en finir avec le travail domestique gratuit des femmes qui reproduit la famille nucléaire, en socialisant le travail et en supprimant ses connotations genrées.
Sans parler du fait qu’une réaffirmation des valeurs familiales ne peut être fait qu’en se tournant vers une infâme culture patriarcale. Il nous faut comprendre que le patriarcat ne relève pas simplement du comportement des hommes, il s’agit d’un mode de production issu de l’histoire, doté de formes institutionnelles d’après lesquelles la femme et les enfants sont propriétés du père, produisant ce qui s’avère être essentiellement de l’esclavage pour reproduire le modèle du foyer comme unité
économique. Revenir à la famille traditionnelle exigerait de donner du pouvoir à cette unité économique en renforçant les conditions dans lesquelles les femmes sont fondamentalement la propriété de leur mari. Tant que la gauche tradi n’assumera pas cela et ne décrira pas les mesures qu’elle veut mettre en place dans ce but, tous leurs beaux discours sur les valeurs familiales ne sont que des postures relevant de la sous-culture.

Religion

 La question de la religion est loin d’être tranchée. Les croyances religieuses se sont trouvées être une force idéologique pour mobiliser les pires mouvements réactionnaires, tels que la Garde de Fer en Roumanie ou le coup d’état d’extrême-droite en Bolivie. Cependant, dans un même temps, le sentiment religieux a été utilisé pour mobiliser du côté du socialisme et de la décolonisation, comme avec la Théologie de la Libération catholique, ou le communisme national musulman. On pourrait dire qu’une politique de laïcité est préférable à un athéisme militant, ce dernier ayant fait plus de mal que de bien pour le projet communiste, en éloignant des sympathisants potentiels.

Cependant, pour la gauche tradi, la question de la religion va plus loin que déterminer si l’on peut avoir des croyances religieuses tout en étant un bon militant communiste. Pour une bonne partie de la gauche tradi, embrasser la religion va de pair avec un virage en direction du social-conservatisme. La raison est évidente : embrasser une analyse social-conservatrice est impossible sans déformer le marxisme. On peut trouver dans les doctrines religieuses un aspect éthique pour justifier les points de vue réactionnaires qu’ils voient dans la classe ouvrière. Il y a aussi un élément communautaire et collectiviste dans la religion qui, comme la famille, peut servir de « havre de paix dans un monde cruel » qui peut être mis en opposition à l’individualisme atomisant libéral. Le manque d’un cadre éthique (du moins explicite) dans le marxisme est un autre facteur, un système de croyance qui existe en opposition aux socialistes utopiques qui cherchaient à construire le socialisme sur la base d’idéaux éthiques.

Des exemples de socialistes se tournant au catholicisme ou à d’autres tendances religieuses sont principalement des épiphénomènes sur Twitter, mais il y a d’autres exemples plus célèbres, comme la catholique Elizabeth Bruenig, connue pour sa position anti-avortement. On peut trouver une tentative d’articuler de telles politiques au sein d’un programme dans le « Manifeste Tradinista », écrit par « un petit parti de jeunes socialistes chrétiens dédiés à l’orthodoxie traditionnelle, à une politique de vertu et de bien commun, et à la destruction du capitalisme, ainsi que son remplacement par une économie politique véritablement sociale. »

Le Manifeste Tradinista n’est fondamentalement rien d’autre qu’un shitpost venu d’internet, dénué de quelque pertinence historique que ce soit. Je ne m’y intéresse que parce qu’il s’agit d’un bon exemple de la nature contradictoire de la gauche social-conservatrice et des problèmes qu’il y a à se tourner vers des valeurs religieuses pour contrer le capitalisme libéral. Il commence par affirmer que le Christ est roi et que le régime devrait, par conséquent, promouvoir les enseignements de l’Église, de manière « autonome mais pas complètement séparée de l’Église ». On est donc face à ce qui semble être une sorte de théocratie douce, bien qu’il s’agisse d’une théocratie qui est sensée promouvoir la justice économique. La vision proposée de la justice économique est une sorte de proudhonisme, et qui n’est pas sans rappeler le distributisme catholique. La société de classe doit être éradiquée tandis que le droit à la propriété est affirmé. La solution est la promotion de coopératives ouvrières, chacun devenant propriétaire. Étant donné le développement des forces productives modernes, la faisabilité d’une telle vision relève du domaine de l’imagination.

Le rejet et la promotion simultanés du conservatisme sexuel est encore plus contradictoire. Nos auteurs catholiques se prétendent opposés « au racisme, à la misogynie, à l’homophobie, la transphobie et aux formes d’oppressions similaires », et affirment en même temps que « le mariage et la vie de famille devraient être particulièrement soutenus par le régime pour promouvoir le bien commun » tout en prenant une position « pro-vie » contre l’avortement. C’est une position qui peut avoir du sens pour l’idéaliste religieux, mais pour un marxiste, elle est dénuée de sens. D’après Engels, la femme était la première forme de propriété privée et l’institution de la famille est la base économique sur laquelle repose l’oppression des femmes. Porter une telle position reviendrait à appeler à l’abolition de l’obésité tout en soutenant l’industrie du fast-food.

Cette contradiction illustre le piège dans lequel les socialistes tradi se trouvent. En appelant à une économie de gauche et des valeurs culturelles sociales-conservatrices, ils ne reconnaissent pas que les valeurs conservatrices ne trouvent un écho que grâce à la division de la société en classes et les diverses formes d’oppressions qui les accompagnent. Les gens se tournent vers différentes structures traditionnelles telles que la famille et la religion en partie parce qu’elles servent d’abri pour se protéger des pires aspects de la société capitaliste. Il y a, bien sûr, la force d’habitude que ces comportements ont inculqué aux gens, et qui a la vie dure. Pourtant il est impossible de croire que le renforcement de la famille serait une composante d’un monde où l’égalité économique serait la norme, à moins que les femmes ne soient systématiquement exclues de cette norme afin d’éviter d’avoir à leur garantir une indépendance économique. En finir véritablement avec la société de classe implique par conséquent d’en finir avec le patriarcat.

On trouve aussi là un problème quand on tente de baser la politique sur la religion en générale, dans la mesure où l’éthique religieuse tend à être basée sur des assertions à priori qui ne sont pas sujettes à des questionnements plus poussés, et auxquelles on doit donc s’accrocher. Alexander Bogdanov qualifiait cela de « causalité autoritaire », un type de pensée qui voit la causalité comme ancrée dans une force supérieure qui existe avant toutes les autres causes.[1] La tradition religieuse voit l’œuvre du ou des dieux comme cette cause finale et par conséquent tient l’éthique comme découlant de ces dieux, la rendant indiscutable. Cela signifie qu’une compréhension collective et démocratique de ce qui définit la « bonne vie » est hors de question, puisque cette réponse est déjà prise comme objet de foi.[2] Ainsi, quand les Tradinista tentent de construire une politique de gauche pour le monde moderne, ils sont forcés d’accepter le dogme de l’Église catholique, qui est opposé à l’avortement, tout en prétendant simultanément être contre la misogynie, ce qui résulte en une politique incohérente.

Malgré ces contradictions, le désir d’une base éthique au-delà de l’analyse scientifique de l’histoire fournie par le marxisme est réel. Je pense que pour nous communistes, le nihilisme éthique n’est pas une position tenable. Une vision éthique de base est nécessaire. Peut-être pouvons-nous trouver cela dans l’éthique du républicanisme classique, un discours qui était implicite pendant tout le début du mouvement socialiste dans lequel Marx et Engels étaient ancrés. Ou bien, peut-être que la « construction de dieu » de Lounacharski est la solution, dans laquelle, dans le sillage de la destruction des vieilles religions, l’humanité doit construire un nouveau système religieux dénué de superstitions, pouvant fournir une base morale pour l’humanité. De telles fondations morales doivent être universalistes et basées sur la raison, pas sur un credo traditionnel qui n’est pas sujet à des questionnements poussés. Qu’importe ce que l’on pense de ces idées, se tourner vers les vieux dogmes religieux n’est pas la solution au problème, même sur des bases pragmatiques. Les sentiments religieux prennent leurs racines dans l’éducation et les expériences personnelles de chacun, et ne peuvent pas unir les masses des travailleurs autour d’une tâche humaine commune de renversement de la société de classes. Une approche pluraliste permettant la participation de socialistes religieux au sein d’un mouvement plus large, unifié autour d’une radicalité véritablement universelle, est préférable.

Le capitalisme libéral est-il intrinsèquement socialement progressiste ?

Dans ses débats, la gauche tradi insiste souvent pour dire que le capitalisme détruit tous les liens patriarcaux et traditionnels des vieilles communautés, créant ainsi un individu libéral atomisé qui peut être exploité par le capital. Julius Evola, l’ultime philosophe du traditionalisme, est connu pour avoir déclaré que le capitalisme est tout aussi subversif que le communisme. On ne saurait vraiment être en désaccord avec ça. Cependant à partir de ce postulat, un nouveau pas est franchi avec l’argument selon lequel s’opposer véritablement au capitalisme implique d’assumer ces formes traditionnelles et de les protéger de l’érosion qu’elles subissent à cause du capitalisme. D’après eux, être socialement progressiste n’est rien d’autre que faire le travail du capitalisme pour les capitalistes, et la gauche ne sera rien d’autre que l’avant-garde du libéralisme tant qu’elle continuera de rejeter le social-conservatisme.

Il faut se pencher un peu plus attentivement sur cette idée selon laquelle le capitalisme est intrinsèquement socialement progressiste et hostile au conservatisme social. Cela nous mène aux théories de Karl Polanyi et sa notion de « Double mouvement ».[1] D’après Polanyi, le capitalisme est unique de par sa tendance à incorporer tous les éléments de la vie sociale dans le nœud du marché, aliénant tout ce qui par le passé était inaliénable. En se concentrant sur l’Angleterre du XIXème siècle, Polanyi examina la transformation de communautés « naturelles », au sein desquelles le travail et la terre avaient une valeur intrinsèque qui était arbitrée par des relations de devoir personnel et d’obligation, et qui étaient désormais l’objet d’échanges abstraits. Là où le travail était alors arbitré par la tradition et les coutumes il porte désormais une étiquette donnant son prix, sujet aux caprices de l’anarchie du marché. Comme le dirait Karl Marx, « tout ce qui est solide se fond dans l’air. »

Dans la vision de Polanyi, ce mouvement du capital incorporant tout ce qui existe en-dehors de lui provoquera inévitablement un contre-mouvement pour protéger l’ordre social de cette corrosion, puisque le marché finira inévitablement par détruire les fondations même de son fonctionnement. Ce contre-mouvement peut prendre de nombreuses formes, depuis le protectionnisme national jusqu’au communautarisme ou à l’état-providence. Contre l’atomisation de l’humanité en denrées à vendre, il se trouve une affirmation des solidarités sociales qui visent à rétablir ce qui a été détruit. Ce contre-mouvement est perçu comme étant externe à la logique du marché, tout en étant en même temps nécessaire à son fonctionnement pour que la société ne sombre pas dans une guerre du chacun pour soi et contre tous.

Polanyi ferait un excellent théoricien pour la gauche tradi, puisqu’en utilisant son cadre d’analyse on pourrait en appeler à la revalorisation de la famille, de la nation et de l’église en tant que solidarités sociales pour fournir les fondations du contre-mouvement opposé au capitalisme néolibéral. Cependant, en identifiant le capitalisme aux seules logiques du marché et de la désintégration sociale, Polanyi surestime dans quelle mesure ces contre-mouvements sont véritablement externes au capital. Il établit une situation où toute réaction face au capitalisme sera intrinsèquement conservatrice, défendant et réaffirmant les modes de vies traditionnels qui ont été interrompus par le capitalisme. Pourtant, et si le mouvement du capitalisme et le contre-mouvement qui s’y oppose, le double mouvement, étaient internes au capitalisme, au lieu que ce dernier soit externe au premier ?

Melinda Cooper, dans son ouvrage Valeurs Familiales, développe précisément cette critique en observant le rôle de la famille dans l’histoire du néolibéralisme. Se basant sur l’ouvrage de Wendy Brown, Cooper affirme que le néolibéralisme et le néoconservatisme doivent tous deux être analysés comme une dialectique plus large au sein du capitalisme. Pour ce faire, elle se concentre sur le rôle de la famille dans la politique et le discours à la fois des néolibéraux et des néoconservateurs, démontrant comment les deux tendances politiques se sont impliquées pour maintenir la famille comme base d’une société fondée sur des contrats marchands. Des néolibéraux comme Gary S. Becker et Milton Friedman se sont servis d’inquiétudes quant à la fragilisation de la famille par les aides sociales pour promouvoir la réforme du système d’aides, non seulement comme mesure de réduction des coûts, mais pour promouvoir l’équilibre de la famille comme base fiable pour l’équilibre du marché.[2] Cela pousse à se demander si le néolibéralisme est vraiment doté d’une superstructure  intrinsèquement progressiste de libération sexuelle et hédoniste se séparant de la famille. Milton et Rose Friedman écrivaient dans leur livre, La Tyrannie du Statut Quo :

« Si nous avons raison et que le vent tourne, que l’opinion publique s’éloigne de la croyance en un gouvernement fort et en la doctrine de responsabilité sociale, alors ce changement … tendra à rétablir la croyance en une responsabilité individuelle en renforçant la famille et en rétablissant son rôle traditionnel.[3] »

Pour les néolibéraux, la famille était un ordre spontané qui se développerai une fois libérée des déformations de l’assistance publique et fournirait une base sur laquelle le marché pourrait s’épanouir. Les réformes néolibérales des aides sociales visaient à faire que ce soit la famille, et non plus l’état, qui absorbe le coût des externalités, ce qui signifiait que la réforme des aides visait bien plus qu’une simple réduction de budget, mais aussi à imposer la morale familiale. Pour les néoconservateurs, la famille devait être protégée activement, et pour cela, il fallait que l’état intervienne. Quand la famille ne s’est pas développée en ordre spontané du fait des réformes néolibérales, le néoconservatisme, en tant que force politique, était nécessaire pour réaffirmer la famille comme contre-mouvement. Cooper résume la relation des deux idéologies vis-à-vis de la famille ainsi :

« Si les néolibéraux étaient convaincus que les obligations économiques de la famille devraient être appliqués même quand les liens légaux et affectifs de filiation avaient été rompus, les social-conservateurs étaient résolus à raviver activement la famille en tant qu’institution morale fondée sur le travail non-rémunéré de l’amour. Les deux étaient en revanche d’accord sur le fait que ce serait à la famille (plutôt qu’à l’état) de tenir le rôle de première source de sécurité économique.[4] »

On peut voir le néolibéralisme et le néoconservatisme comme un exemple montrant comment le double mouvement de Polanyi est une dialectique interne au capitalisme lui-même, avec des contre-mouvements qui cherchent à réaffirmer ce qui est détruit par les forces du marché agissant pour faciliter la reproduction du capitalisme dans son ensemble. Il en résulte que les contre-mouvements qui prônent la famille ou la nation comme boucliers protecteurs contre les pires aspects du capitalisme n’offrent pas une échappatoire face au capitalisme ; au contraire, ils servent à le stabiliser. Par ailleurs, le libéralisme de marché n’implique pas forcément une superstructure progressiste. Les fanatiques capitalistes les plus résolus à incorporer toute vie au marché voient un grand rôle dans la vie de famille, même s’ils laissent sa promotion à d’autres forces politiques. Voir l’émergence de modes de vies et de sexualités alternatives comme étant simplement l’expression super structurelle du néolibéralisme est finalement trop simpliste ; c’est ignorer dans quelle mesure le social-conservatisme se synchronise avec le néolibéralisme.

Ce qui est nécessaire, c’est une alternative émancipatrice à la société de classe elle-même, qui puisse transcender la dialectique du marché libéral et du conservatisme social, plutôt que prôner l’un des deux aspects contre l’autre. La destruction du village et de la vie de famille dans le capitalisme crée néanmoins une communauté au sein du prolétariat qui est engagée dans le travail collectif sur le lieu de travail et dans la communauté, favorisant le potentiel d’une nouvelle communauté qui ne soit pas enracinée dans des modes de vies paroissiaux. La formation de cette communauté par des alliances transnationales en tant que collectivité politique permet d’ouvrir la voie, pour dépasser autant l’atomisation du marché que le nationalisme patriarcal.

La classe ouvrière est-elle naturellement conservatrice ?

Parmi ceux qui se servent d’arguments similaires à ceux du Blue Labour, tous n’ont pas forcément un attachement particulier pour la famille traditionnelle ou le nationalisme, mais pensent que la gauche doit simplement abandonner le progressisme social par nécessité pragmatique afin de susciter l’intérêt de la classe ouvrière. Cette notion est basée sur le postulat selon lequel la classe ouvrière est « naturellement socialement conservatrice » et que la mobiliser sur la question de la redistribution économique devrait prendre le pas sur les luttes pour la « reconnaissance » des personnes marginalisées.

Cette notion peut être trouvée dans un bilan récent des tous derniers travaux de Thomas Piketty par Jan Rovny. D’après Rovny, la tendance de vote d’après laquelle les fourchettes de bas revenus votaient à gauche tandis que les fourchettes supérieures votaient pour la « droite marchande » a été chamboulée par le processus de la désindustrialisation néolibérale. Si les plus riches votent toujours à droite, l’électorat majoritaire des partis de gauche ne se trouve plus parmi la classe ouvrière mais chez les professionnels de classe moyenne, souvent désignés par l’acronyme CMS (classe moyenne supérieure). Ce qui reste de la classe ouvrière est désormais récupéré par les partis populistes d’extrême droite, dans un renversement du réalignement politique du début du XXème siècle quand les partis politiques soutenus par une base ouvrière avaient des programmes socialement progressistes.

L’explication quant à pourquoi la gauche socialement progressiste fut en mesure de gagner la classe ouvrière est que le vieil équivalent de la « gauche brahmane »[1] (avec par exemple Jean Jaurès et Léon Blum) fut capable de repousser le conservatisme social intrinsèque de la classe ouvrière. Ces intellectuels de classe moyenne « ont transformé les tendances ouvrières autoritaires en une lutte pour le progrès social universel » et ont « remplacé les tendances nationalistes de la classe ouvrière par l’internationalisme socialiste ». Rovny est en désaccord avec l’optimisme de Piketty pour qui cela peut recommencer, pour deux raisons : d’une, la gauche est incapable de concilier les intérêts économiques de la classe ouvrière avec les intellectuels progressistes de classe moyenne, et par ailleurs les populistes de droite sont capables de parler des intérêts économiques de la classe ouvrière sans le bagage de progressisme social qui va avec.

Le problème de cet argumentaire est qu’il naturalise à la fois le conservatisme social de la classe ouvrier et le progressisme social des classes moyennes. Le social-conservatisme de la classe ouvrière n’est pas le résultat « naturel » de leur expérience de vie spontanée, mais le produit des institutions qui dominent leur vie. Les démagogues de droite, que ce soit dans les médias ou d’autres institutions telles que l’église, luttent activement pour dominer idéologiquement la classe ouvrière et canaliser les injustices économiques pour en faire des comportements chauvins. Le conservatisme ouvrier n’est pas une qualité intrinsèque de la classe ouvrière, mais quelque chose qui lui est inculqué par des acteurs politiques qui luttent activement pour la domination de la vie quotidienne. Il s’agit de quelque chose qui s’est construit de manière historique et institutionnelle, ce n’est en rien « naturel ».

Le progressisme social des couches moyennes relève d’un phénomène similaire, tout autant construit historiquement et institutionnellement. Ce progressisme social est lié au fait que cette couche a pour rôle de justifier idéologiquement le règne de la classe capitaliste. L’idéologie « woke » de cette couche est le produit du rôle qu’elle joue en tant que gestionnaire des ressources humaines pour un ordre capitaliste qui vise à exploiter ouvertement le prolétariat mondial et à gérer l’ordre impérialiste, tout maintenant une façade progressiste en proposant des opportunités économiques pour des populations marginalisées. Son progressisme social est conçu pour laisser autant d’espace que possible au capitalisme pour fonctionner tout en veillant qu’il laisse une chance à ceux qui était jusqu’ici exclus. Si le capitalisme n’avait plus besoin d’un tel masque progressiste, il faudrait alors s’attendre à ce que cette couche embrasse un chauvinisme ouvertement réactionnaire.

Voir les cadres petits-bourgeois comme étant intrinsèquement progressistes socialement, et la classe ouvrière comme étant fondamentalement socialement conservatrice, c’est nous pousser dans une position où toute tentative de lutter pour une politique véritablement communiste ne peut nous f    aire passer pour rien d’autre que des branleurs de classe moyenne qui cherchent à gaver la classe ouvrière avec une idéologie étrangère. C’est tout aussi méprisant envers la classe ouvrière que le sont les libéraux de classe moyenne que la gauche tradi condamne avec raison, parce que c’est partir du principe que la classe ouvrière est trop étroite d’esprit pour embrasser une vision du monde universaliste et progressiste. En vérité, la classe ouvrière n’a pas d’institution propre dans une grande partie du monde à l’heure actuelle, on ne peut par conséquent pas lui attribuer d’idéologie propre. Elle se retrouve ainsi être le jouet des portions socialement réactionnaires et progressistes de la classe dirigeante.

La leçon à tirer de tout cela est que nous devons lutter à la fois contre les démagogues social-conservateurs qui prêchent auprès de la classe ouvrière, et contre les couches moyennes « déconstruites » et exposer au grand jour leur hypocrisie. Si la droite est capable de dominer la vie sociale de la classe ouvrière par ses institutions et la gagner à ses propres discours, alors la gauche en est aussi capable. On l’a déjà fait par le passé, et il n’y a nul besoin de faire concorder leurs intérêts économiques avec ceux des couches socio-professionnelles supérieures. Cette lutte doit prendre place autant dans le domaine politique que sur le terrain de la vie quotidienne. Ce sera sûrement une lutte ardue, étant donné la domination exercée par nos ennemis et le manque de volonté de la gauche à se reconstituer une base ouvrière. On ne peut pas attendre de la classe ouvrière qu’elle adopte spontanément une ligne communiste émancipatrice, mais nous ne pouvons pas non plus abandonner des lignes communistes émancipatrices en échange d’un soutien facile en jouant sur les préjugés des gens. Le chemin sera pavé de défaites, telles que celle qu’on a pu voir au Royaume-Uni. Mais hors de question d’abandonner ; nous devons lutter pour la vérité, et pas sacrifier nos principes par démoralisation et par désir de victoires faciles.


1. Comprendre comme : de la petite communauté traditionnelle, aux pratiques et « habitudes » sociales conservatrices (NdT)

2. « éveillé », dans un contexte français on parlerait de « déconstruction » (NdT)

3. Kevin J. Callahan, Demonstration Culture: European Socialism & the Second International, 1889 -1914 (Leicester: Troubador Publishing, 2010)

4. Donna Gabaccia, Militants and Migrants: Rural Sicilians Become American Workers (New Brunswick: Rutgers University Press, 1988)

5. Pour une explication de la causalité autoritaire, voir : Alexander Bogdanov, Philosophy of Living Experience (Chicago: Haymarket, 2015), 19-20

6. Il ne s’agit pas de dire que les différentes religions n’ont pas développé d’interprétations différentes des dogmes de la foi, cependant celles-ci doivent néanmoins être acceptés à priori après que l’hérésie se soit développée.

7. Karl Polanyi, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time (Boston: Beacon Press, 2001)

8. Melinda Cooper, Valeurs Familiales (New York: Zone Books, 2017), 59-60

9. Cité dans Valeurs Familiales, page 67

10. Cooper, 68 – 69.

11. Avec le déclin des syndicats, cela a eu pour contrepartie une moindre représentation des classes laborieuses. Piketty décrit cela comme l’émergence de l’élite de la “gauche brahmane” (Brahmin Left), qui peut être comparée à l’élite “marchande” (Merchant) à droite.